Votre navigateur est obsolète et non sécurisé. Vous ne pouvez pas bénéficier de toutes les fonctionnalités de ce site. Pour une navigation optimale et sécurisée, merci de mettre à jour votre navigateur.
il-va-falloir-philosopher
Le site

Dire est-ce faire ?

Si la parole est nécessairement parole sur quelque chose, elle est aussi nécessairement parole dite par un sujet parlant.  En effet le sujet parlant est capable de prononcer des paroles c’est-à-dire d’émettre des sons, des mots articulés du langage. Parler c’est la faculté, l’aptitude d’exprimer ses pensées et ses sentiments par la parole, c’est communiquer avec l’autre au sein d’un discours. Mais qui parle ? La parole serait seule faculté de l’homme, ce qui le distinguerait de l’animal. Celui qui parle est donc celui qui, premièrement, le peut. Mais celui qui parle n’est ce pas aussi celui qui le veut ? En effet si parler est une faculté de l’homme, parler n’est-ce pas toujours-déjà une intention, une volonté de parler ? On se demande alors qui est le sujet de cette parole prononcée. Le sujet sera alors nécessairement cet homme doué de parole. Contrairement au langage, la parole a une dimension plus individuelle qui laisse place à ce sujet qui s’exprime. Le langage au sens large désigne tout système de signes pouvant servir aux moyens de communication, il renvoie à une faculté générale propre à tous les hommes. Cette parole se repose donc sur la connaissance universelle de ce langage. Mais la parole elle,  désigne l’usage individuel de la langue. C’est une appropriation par l’individu du code qu’est la langue qui lui permet de faire l’usage de sa faculté de langage. L’usage de la parole varie donc d’un individu à l’autre. Les sujets qui parlent sont donc tous des sujets qui ont la même faculté, celle de s’exprimer par la parole, mais pourtant ces sujets semblables par l’aptitude se différencient parce que d’un individu à l’autre la parole n’est plus la même. Si les sujets de la parole sont différents c’est peut-être parce que les intentions sous-jacentes à la parole sont elles-mêmes différentes. Le sujet devient alors technicien de la parole, où celle-ci devient l’outil de celui qui parle, qui va lui permettre de dire ce qu’il veut effectivement dire. La parole serait alors lieu où la subjectivité s’exprime, ou le sujet de la parole serait toujours un sujet qui dit « je ». Où aussi, l’homme fait l’expérience de l’intersubjectivité, car grâce à la parole l’homme s’exprime à l’autre qui l’écoute et qui lui répond en retour, celui qui parle et donc en puissance un autre être parlant à qui cette parole est adressée. Le rapport avec cette parole au sein d’un discours est donc des plus conventionnelles et utilitaires. En effet celui qui parle semble être celui qui veut communiquer avec l’autre dans une même société,  c’est celui qui veut faire passer un "message" où le langage devient un outil. A l’image de l’artiste, le langage artistique devient une parole et l’ouvre d’art délivre un message. Lorsqu’on se demande qui parle, on se demande qui est cet être capable de penser et de parler, mais en même temps qu’elles sont ses fins ? Celui qui parle, pourquoi parle-t-il ? Celui qui parle, c’est celui qui pense, c’est celui qui par la parole pourra exprimer ses pensées et ses sentiments. Mais l’usage de la parole peut parfois devenir dangereuse, la parole devient alors un outil de manipulation et de domination : celui qui prend la parole c’est celui qui prend le pouvoir. Celui qui parle, ce peut être celui qui ment et qui domine par la parole fausse, à l’image du sophiste. Celui qui parle, c’est aussi celui qui peut parler mais non par la parole, dans le sens où pour s’exprimer l’homme n’a pas besoin de parler, c’est-à-dire de prononcer des mots, des sons. En effet le corps de l’homme semble lui aussi parler, ses gestes et son silence peuvent être plus éloquents qu’une simple parole. Mais très vite ses gestes ou ses lapsus sont le fruit d’une intervention d’un inconscient. En effet celui qui parle ce peut être l’inconscient de l’homme, où sa conscience fait taire la parole de l’inconscient. Mais avant tout, celui qui parle c’est celui qui s’affirme en tant qu’être-au-monde, celui qui parle c’est celui qui affirme son individualité, comme sujet de sa parole.  Dès lors, lorsqu’on se demande qui parle, il faut se demander qui sont ces sujets multiples et différents ? Parce qu’il faut se demander qu’elles sont les fins de leurs paroles, en d’autres termes, pourquoi cherchent-t-ils à parler ? Aussi, la parole, faculté de l’homme, n’est-ce pas une aptitude de s’affirmer comme un " je" pensant et parlant, en tant qu’être-au-monde et être avec autrui ? Parler, c’est s’affirmer comme individu dans un monde partageable avec l’autre ? Parler avec l’autre ou avec soi c’est prendre conscience de soi-même en train d’exister.  Dans un premier temps, nous verrons que celui qui parle c’est celui qui veut communiquer avec l’autre ou qui veut se parler à soi-même. Celui qui parle c’est celui qui utilise la parole comme un instrument où il peut exprimer un message. Mais ensuite nous verrons que les rapports à la parole peuvent être dangereux car les fins de celui qui parle peuvent être illégitimes. En effet celui qui parle peut être celui qui cherche à dominer son destinataire par la parole même. Mais surtout, il semblerait que dans tous les cas, celui qui parle c’est surtout celui qui lorsqu’il est en train de parler, il est en train de s’affirmer comme sujet qui existe dans un monde extérieur et partageable avec d’autre sujets.


 

      Premièrement il semblerait en effet que celui qui parle soit celui qui veut parler, qui veut communiquer avec l’autre, capable lui aussi de parole. En effet la parole est d’une utilité conventionnelle, elle permet à un homme de communiquer avec un autre homme. Alors celui qui parle se fait comprendre grâce à cette même parole, comprise par ceux qui partagent le même langage. Alors celui qui parle est celui qui est capable de communication. Mais si seul l’homme est capable de parole, il n’est pas le seul à posséder un "langage", une capacité de communication. En effet par instinct naturel les animaux sont capables de communiquer entre eux pour s’échanger des informations. Mais ici communiquer ce n’est pas parler. C’est ce qu’affirme Descartes dans Discours de la méthode, V où il donne des moyens de vérifier que les « bêtes » ne sont pas de « vrais hommes » : « Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles,  ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées ».  En effet le langage humain remplit deux fonctions premières : l’expression et la communication. Parce que s’il existe une communication animale, pour Descartes le langage est une spécificité humaine. Seul l’homme parle et utilise des signes pour communiquer ses pensées. Alors que chez les animaux les signes instinctifs sont naturels et innés, même nécessaires, l’homme lui doit apprendre ces signes conventionnels et seulement utiles. La parole est alors une parole nécessairement sociale. En effet selon Lévi-Strauss le langage est un « fait culturel par excellence ». La parole fait partie intégrante de la culture, le langage étant le produit d’un héritage culturel. Celui qui parle c’est celui qui parle avec l’autre, celui qui parle c’est celui qui fait un pas vers l’autre à la fois étranger et semblable. Communiquer et parler c’est mettre en commun, c’est échanger. D’un même geste, parler c’est s’informer parce qu’en réalité comme le pense Montaigne « la parole est à moitié à celui qui parle et à moitié à celui qui écoute ». En effet engager une parole c’est engager une discussion au sein d’un dialogue. Celui qui écoute c’est en puissance celui qui peut parler et qui va parler. Celui qui se sert de la parole pour communiquer fait alors l’expérience de l’intersubjectivité, celui qui parle c’est celui qui s’ouvre à l’autre, c’est celui qui peut et qui cherche à dialoguer. Le destinataire qui est ce tu dans la parole deviendra un je dans sa propre parole. Celui qui parle à l’autre c’est celui qui prend conscience de son être-au-monde, partageable avec autrui.                                                                                        Mais il semblerait que celui qui parle fasse plus que simplement communiquer. En effet parler pour l’homme  c’est aussi s’exprimer. C’est exprimer à l’autre ou à soi-même ses pensées et ses sentiments. Celui qui parle c’est celui qui pense (non nécessairement avec des sons articulés). En effet pour exprimer ses pensées l’homme doit parler, pour comprendre ses pensées il doit mettre des mots dessus. Pour pouvoir juger et interpréter ses pensées il doit les parler. Celui qui parle c’est donc nécessairement celui qui a quelque chose à dire, qui a l’intention de dire quelque chose. Celui qui parle donne le signe que c’est d’un même geste un être pensant, car cette parole est « adéquate et cohérente » (Chomsky, Le langage et la pensée). S’exprimer c’est faire sortir, c’est grâce à la parole que l’homme manifeste sa pensée. Celui qui parle c’est alors celui qui accède à son réel et au réel extérieur qui l’entoure. En effet le langage permet d’accéder à cette faculté de comprendre le réel, de symboliser, d’établir des relations de signification entre des réalités différentes.                                                                                   Mais avant tout, celui qui parle c’est celui qui donne du sens. En effet, la parole et la pensée créent du sens et permettent de se construire. Celui qui parle c’est celui qui crée du sens là où il n’y en a pas ou là où il n’y en a plus. Celui qui parle donne alors à sa parole une dimension utilitaire, la parole et son message deviennent alors des outils. Par exemple, les artistes utilisent un langage artistique, où leurs paroles se transmettent au travers de leurs œuvres d’art. En effet sur sa toile le peintre parle, il nous dévoile un monde auquel, aveuglés, nous ne voyons plus. Celui qui parle c’est celui qui a un message à donner. Parce que si celui qui parle c’est celui qui peut, c’est avant tout celui qui veut parler, parce qu’il a quelque chose à dire, à faire passer. Sartre dans Qu’est la littérature ? affirme que « L’écrivain est un parleur : il désigne, démontre, ordonne, refuse, interpelle, supplie, insulte, persuade, insinue. » .L’écrivain donne alors des fonctions à sa parole, toutes différentes selon ses fins. Celui qui parle est alors celui qui veut se faire entendre, c’est celui qui veut sa parole soit écoutée et comprise, et qu’elle change les visions du monde de celui qui l’écoute ou le regarde. Même si l’artiste crée son œuvre d’art, il semblerait que ce soit donc aussi celle-ci qui parle. Dans ce cas, ce qui parle est alors un objet. Cette œuvre est la parole elle-même, comme le souligne Hugo dans Faits et croyances : « Une pièce de theatre, c'est quelqu'un. C'est une voix qui parle, c'est un esprit qui éclaire, c'est une conscience qui avertit. ». L’œuvre d’art qui parle, ici la pièce, c’est celle qui laisse parler son créateur et qui à son tour laissera parler les spectateurs. Celui qui parle c’est alors celui qui peut imaginer des conditions de possibilités multiples.                                                                                    Mais ce qui parle n’est pas nécessairement ce qui libère une parole faite de mots et de sons articulés au langage. En effet, le corps de l’homme et ses gestes peuvent être bien plus communicatifs que de simples mots. En effet ses gestes parlent à la place de l’homme (parfois inconsciemment). C’est d’ailleurs le cas des sourds et muets, ils ne sont pas capables de parole c’est-à-dire de bruits parce qu’ils ne possèdent pas les outils naturels pour pouvoir parler. Mais ils ont créé leur propre langage. Le silence aussi est très évocateur, en effet le silence qui s’installe au milieu d’une conversation peut être très parlant justement alors que paradoxalement il ne fait aucun bruit et n’a parfois pas l’intention de signifier.                                                                    Celui qui parle est donc celui qui fait de la parole et du langage un outil. La parole devient alors utilitaire, elle permet à l’homme de communiquer avec autrui, d’exprimer et de comprendre ses pensées et ses sentiments. Mais celui qui parle c’est surtout celui qui donne du sens à sa parole et qui l’offre à l’autre. L’artiste c’est celui qui utilise la parole comme un moyen de se faire entendre et de donner sa propre vision du monde. Si celui qui parle c’est celui qui le peut, c’est toujours-déjà celui qui cherche à parler, qui veut parler. Mais en utilisant la parole comme un outil, le danger est de faire de cette parole un moyen de manipuler et de dominer son destinataire.  En effet si jusqu’ici celui qui parlait essayait de dialoguer avec son destinataire, cherchait à le convaincre en l’amenant  à admettre une façon de penser ou de se conduire par la raison, en lui exposant légitimement les faits. Il semblerait que celui qui fait de sa parole un outil de domination cherche à manipuler son destinataire en le persuadant de la vérité de sa cette parole ; en l’amenant cette fois ci à croire, à penser, à vouloir, à faire quelque chose, en jouant sur sa sensibilité, par voie de séduction. Et cette séduction viendrait de la parole elle-même, grâce aux mots les mieux choisis. En réalité il semblerait que la parole ne serve par seulement à communiquer avec l’autre, et ce innocemment, il semblerait que les mots aient un pouvoir où la parole serait alors un savant mélange de calculs et manipulations.


 

      En effet, admettre l’idée que la parole est l’instrument de celui qui parle, appelle à admettre une autre, celle que la parole-outil sert à manipuler son objet en vue d’une fin quelconque. En effet si nous avions vu que la parole même faisait prendre conscience à l’homme qu’il pouvait communiquer avec autrui, être raisonnant et parlant semblable à lui, ici celui qui parle semble anéantir l’humanité même de son destinataire. Alors le rapport à autrui et le rapport à la parole ne sont plus les mêmes, ils sont transformés à causes des fins qui se sont elles-mêmes modifiées. En effet, celui qui cherche à convaincre et qui cherche à persuader ne sont plus les mêmes, parce que leurs paroles mêmes sont différentes. Si l’on pose une fin à réaliser par la parole, nous admettons d’un même geste que la parole devient un moyen efficace de persuasion. Le rapport entre les interlocuteurs est transformé, puisque le rapport de force à lui même changé : il y a un dominant et un dominé. Celui qui parle devient alors celui qui persuade, qui charme, qui séduit par la parole même. Celui qui parle est alors poussé par une intention et une motivation particulières. Descartes dans une Lettre à Chanus écrit : « La parole a beaucoup plus de force pour persuader que l'écriture ». Pourtant on pourrait penser qu’écrire c’est déjà parler à un destinataire, mais même si les mots sont là, le locuteur lui est absent matériellement. Si la parole vive elle a plus de force pour persuader c’est parce qu’elle est doubler de la présence même de celui qui parle et peut avoir plus d’effets sur celui qui l’écoute. I faudrait alors comprendre que seule la parole ne suffit pas, c’est pour cela le sujet même de cette parole est aussi important et nécessaire à la persuasion. Parce que si la parole persuade le destinataire, c’est celui qui parle qui le domine et fait de ce destinataire un objet. Lionel Bellenger dans La Persuasion affirme que « La persuasion (…) s'aliène les consciences parce qu'elle percute le libre arbitre, voire la liberté tout court et, en dernière instance, l'autonomie du « moi ». ». En réalité le fait même de parler à l’autre et de le persuader aliène toute trace d’humanité à ce destinataire. Celui qui prend la parole prend alors le pouvoir, et prend le pouvoir sur celui qui écoute, mais il ne sera plus en puissance celui qui peut prendre cette même parole parce qu’il n’est plus libre de penser ce qu’il veut, et doit adhérer à la parole du dominant.                                                 
 C’est alors qu’apparaît la figure du sophiste. En effet cette volonté de persuader et de manipuler son destinataire demande une bonne maitrise de la rhétorique, l’art de bien parler. Cette rhétorique permet à celui qui parle à arriver à ses fins. Le rhéteur est celui qui sait déployer toutes les ressources du langage pour tenter de plier la volonté de celui à qui il s’adresse, pour obtenir de lui ce qu’il désire.  Platon dans Le Sophiste (entres autres) critique ces même sophistes, parce qu’il les considère comme de dangereux manipulateurs du langage, cherchant à obscurcir et à tromper la raison des hommes par une parole spécieuse. Dans ce dialogue c’est L’étranger qui fait avouer à Théétète que les sophistes sont les beaux parleurs du mensonge et de la tromperie : « Et s’il y a tromperie, tout se remplit inévitablement de simulacres, d’images et d’illusion. » (…) « Or nous avons dit que le sophiste s’était réfugié dans cet endroit ». En effet si jusqu’ici la parole de celui qui veut communiquer était une parole vraie et adéquate à la réalité parce que son but était justement de communiquer avec autrui pour qu’il le comprenne, ici la parole devient une parole fausse, mensongère, qui ne cherche plus à être adéquate à la réalité. Mais la tromperie est double parce que le sophiste pour mieux manipuler son destinataire, va faire passer pour vraie sa parole fausse dans les faits. Se distingue alors le sophiste et le philosophe, celui qui parle comme un sophiste, celui qui ment pour manipuler utilise l’art de bien parler. Alors que celui qui parle comme un philosophe cherche à développer l’art de bien penser, il cherche à élever l’âme et la raison de son destinataire : d’où des parleurs et des fins différentes. En effet la parole sophistique se fonde sur le mensonge alors que la parole philosophique se fonde sur la vérité. Cette dernière cherche à dialoguer avec les hommes alors que le sophiste cherche à les dominer et les manipuler. La première utilise le pathos irrationnel et l’autre la raison. La parole philosophique ne cherche que la révélation de ce qui est dans la parole, la connaissance éclairée alors que la parole sophistique ne vise qu’un résultat pratique. Faut-il pour autant en conclure que toutes paroles est nécessairement parole de trahison ? Parler serait-ce déjà manipuler ? Mais dans tous les cas il semblerait que celui qui parle soit toujours celui qui s’engage. En effet celui qui prend la parole c’est aussi celui qui l’a donne, celui qui parle c’est toujours un être en relation : avec lui-même d’abord, avec le monde extérieur et avec les autres. Comme le pense Sartre, le langage est « l’être-pour-autrui », cette parole est toujours une parole engagée pour autrui. Cet être-pour-autrui connaît alors différents rapports avec cet autrui, qu’il cherche à le manipuler ou non par la parole.                                                     
  Si celui qui écoute est donc celui qui est manipulé, il n’est plus en acte un être capable de parole raisonnée et libre. Si celui qui écoute c’est celui qui est contrôlé, donc sa parole à son tour est aussi contrôlée. Mais celui qui parle aussi c’est aussi celui qui ne peut pas tout dire. En effet, dans des sociétés en proie aux interdits et aux tabous comme les peints Foucault dans L’ordre du Discours, ceux qui parlent sont eux-mêmes des sujets de la manipulation et de la domination. L’homme ne parle pas de tout parce qu’il y est alors obligé par la contrainte sociale. Mais l’homme qui parle peut choisir de ne pas parler de tout, en effet comme le souligne Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». L’homme ne peut alors pas parler de tout, par convention, obligation, contrainte ou par choix. Le mensonge sera préférable à la vérité, le silence sera préférable à la parole. Faut-il alors comprendre que celui qui peut parler est aussi celui qui ne parle pas, qui a décidé de plus parler ?                                                                                                    Si accorder que la parole possède une fin à réaliser celle-ci devenait un moyen efficace pour y parvenir. Mais le danger était que toutes les fins justifiaient les moyens. En effet l’homme ne cherche plus à simplement communiquer innocemment avec son semblable, ce pouvoir qu’est la parole lui permet de le manipuler et de le persuader d’adhérer à sa parole. La parole alors associée à la rhétorique permet à celui qui parle de séduire son allocutaire. Mais celui qui parle c’est aussi celui qui ne pourrait parler mais qui ne le peut plus, ou qui ne le veut plus. Mais si nous avons vu que la parole avait un pouvoir dangereux, elle demeure pourtant un autre pouvoir nécessaire. En effet c’est cette même parole qui permet à celui qui parle de se réaliser entant qu’être raisonnant, pensant, parlant, existant. En réalité c’est grâce à la parole elle-même que celui qui parle devient sujet, devient ce « je » en train de parler. C’est anéantir ce désir de domination et cette emprise de la parole pour se libérer par la parole. Alors celui qui parle se réalise en tant qu’« ego », en tant qu’être-pour-soi, qu’être-pour-autrui, qu’être-au-monde.


  En effet, celui qui parle c’est celui qui affirme son existence dans un monde partageable avec autrui, qui d’un même geste affirme par la parole l’existence de l’autre et des choses réelles de ce monde extérieur. En effet parler ce n’est plus informer ni communiquer, ni manipuler ; parler c’est désormais dire l’Etre. Heidegger dans Acheminents vers la parole affirme que la Parole n'est poétique dans son essence que parce qu'elle est toujours-déjà confiée à l'Être. Parler, au sens le plus élevé, ce n'est pas bavarder, ni communiquer; c'est dire ce qui est, révéler le sens de ce qui, dans le silence de l'Être, peut entrer dans le dicible. Le langage est capable de refléter dans la Parole la valeur de la vérité, parce qu'il appartient originellement à l'Être comme son pouvoir de révélation. Doué de la Parole, celui qui parle porte dans la sphère du sens de ce qui est et c'est pourquoi la compréhension du sens de l'existence est une vocation plus haute de la parole que la simple communication. Au milieu de sa parole, celui qui parle ce n’est plus celui qui donne du sens aux choses mais qui les dévoile, qui les révèle. Celui qui parle est celui qui révèle l’essence même des choses qui l’entourent et ainsi réalise leurs existences mêmes. D’un même geste, c’est l’existence même du monde hostile et extérieur qu’il dévoile par la parole vraie. Alors d’un même geste, celui qui parle se constitue comme être-au-monde. Et c’est une fois qu’il prend conscience, par la parole, qu’il est une sujet existant dans un monde lui-même existant qu’il peut à son tour se réalisé comme un être-pour-soi.                                                                           En effet, c’est grâce à la parole que l’homme se constitue comme sujet, comme « je » pensant et existant. Le cogito de Descartes montre que l’homme qui pense est un homme qui est. Après avoir rejeté toutes opinions fausses, Descartes trouve une vérité, prémisse de toutes autres vérités, « cogito ergo sum », je pense donc je suis. Si le rapport entre pensée et parole est ambiguë, la pensée elle se donne par la parole ; alors si je pense c’est que je peux parler, c’est donc toujours que je suis. C’est alors par cette capacité de penser et par la suite de parler que l’homme peut s’affirmer comme un être qui est. Celui qui parle est donc celui qui se fait reconnaître comme un être parlant et comme un étant. C’est d’ailleurs par ce cogito que Descartes peut s’assurer que l’autre et en réalité notre semblable. Il est impossible de faire d’une évidence que l’autre soit comme moi un être pensant, alors il faut qu’il parle. Et c’est à cette seule condition que l’on peut reconnaître autrui comme à la fois autre mais identique à moi. Et c’est cette nécessité d’un monde partageable et d’un être-pou-autrui qui fait de la parole une parole considérée comme sensée. C’est parce que la parole est individuelle qu’elle permet à l’homme d’affirmer sa propre individualité. C’est ce que Benveniste, dans Problèmes de linguistique générale, I, "De la subjectivité dans le langage" affirme lorsqu’il affirme «C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’ "ego" ». (…) « Est "ego" qui dit "ego". Nous trouvons là le fondement de la "subjectivité" qui se détermine par le statut linguistique de la "personne". ». C’est grâce à la parole que l’homme peut alors entièrement s’accomplir comme sujet pensant, parlant et existant dans une monde et une réalité extérieurs.  Et c’est cette subjectivité qui est « la capacité du locuteur à se poser comme "sujet". ». Celui qui parle, le sujet,  fait donc totalement corps avec la parole, où celle-ci devient une réponse à un appel, à cet appel de l’Etre. Kant, dans Anthropologie du point de vue pragmatique, parle lui du sort de l’enfant, qui ne sait pas encore maitrisé parfaitement sa parole. L’enfant lui ne parle qu’à la troisième personne pour parler de lui, il se fait alors objet de ses paroles. Ce n’est que plus tard qu’il commencera « à se servir du Je » parce qu’il « n’avait auparavant que le sentiment de lui-même, il en a maintenant la pensée ». Désormais l’enfant à conscience de lui-même, il a pris conscience qu’il était un être-au-monde, existant. Pouvoir dire « je » fait de cet enfant un sujet. Intéressons-nous désormais au cas du fou ou du malade. En effet le fou qui parle semble dire une parole qui n’est pas « à-propos », qui n’est pas sensée. Faudrait-il alors en conclure que la parole d’un fou n’est pas parole, et qu’il ne peut pas s’affirmer comme sujet de cette parole. En réalité pour être parole, elle n’a pas besoin d’être nécessairement sensée (au risque de ne pas être compris, elle est tout de même parole). Alors si le fou ne se fait pas comprendre, il pourra pour autant par la parole s’affirmer comme un sujet du monde, du moins du sien. Pour revenir à Benveniste, cette fois dans Problèmes de linguistique générale, II, chap. IV, "le langage et l’expérience humaine" il affirme la singularité et l’individualité même de la parole de celui qui parle. En effet celui qui parle se constitue comme sujet dans un rapport au temps singulier et unique : « Une dialectique singulière est le ressort de cette subjectivité. La langue pourvoit les parlants d’un système de références personnelles que chacun s’approprie par l’acte de langage et qui, dans chaque instance de son emploi, dès qu’il est assumé par son énonciateur, devient unique et nonpareil, ne pouvant se réaliser deux fois de la même manière. ». Le sujet parlant va alors se constituer comme sujet dans un temps linguistique, il va se réaliser « dans le présent de l’instance de parole ». C’est toujours un je, un moi qui est en train de parler, même si ce je n’est pas l’objet même de la parole, il en est la condition nécessaire. Parler, c’est dire je, c’est s’accomplir en tant que sujet.                                                                             Mais celui qui parle peut ne pas être encore totalement accompli. En effet la parole peut ne pas être totalement libre parce que celui qui parle consciemment ou non contrôle les informations données par sa propre parole. En effet, les lapsus par exemple sont le fruit eux d’une parole non contrôlée, et c’est alors l’inconscient de celui qui parle qui est justement en train de parler pour lui, ou à sa place. Celui qui parle est alors celui qui a autre chose à dire, qui devrait dire autre chose mais qui s’interdit de le dire. Ici ce qui parle c’est alors l’inconscient, c’est comme le dit Lacan « le discours de l’Autre », celui qui parle est alors un autre que moi mais en même temps il s’agit de mon moi enfoui dans mon inconscient. C’est alors cet inconscient qui veut parler et c’est la conscience de celui qui parle qui veut le taire. Mais bien plus qu’une volonté de parler parce que justement elle est freinée, c’est un véritable besoin de parler. Le patient d’une séance de psychanalyse est devenu celui qui a besoin de se libérer de cette parole enfouie. Lacan affirme dans ses Ecrits que «pour libérer sa parole, le sujet est introduit, par la psychanalyse, au langage de son désir. ». Celui qui parle c’est alors celui qui désire mais se le cache, c’est celui qui ment. Il préfère remplacer sa parole vraie par une autre parole qui le rassure mais qui ne lui ressemble pas, qui ne le constitue pas comme le sujet qu’il devrait être. Mais c’est cet inconscient même qui va constituer le sujet parlant comme sujet conscient de lui-même. Comme le souligne Lacan « L’inconscient est un concept forgé sur la trace de ce qui opère pour constituer le sujet ». En réalité c’est seul par la parole que l’inconscient peut être révéler, et que l’homme pourra alors accomplir l’existence de cet Autre, son autre moi. C’est pourquoi le psychanalyste laisse parler le patient et celui libérera de lui-même sa parole et révélera ses pensées inconscientes pour pouvoir par la suite se constituer comme un nouveau moi. C’est cet accomplissement d’un nouveau moi qui en passe par la parole, d’une analyse de ce moi inconnu vers un je subjectif.  En réalité, bien plus qu’une simple libération et délivrance, c’est par la parole même que le sujet est transformé en ce qu’il doit être.

 


 

      Pour conclure, si l’on peut dire que celui qui parle c’est avant tout celui qui le peut parce qu’il possède les outils naturels, c’est avant tout celui qui veut parler. En effet, celui qui parle a toujours-déjà une intention de parole, une volonté de prendre la parole, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Il est toujours poussé à prendre cette parole pour des fins différentes. C’est pourquoi les sujets de la parole sont eux-mêmes multiples. Celui qui parle c’est celui qui est dans une situation particulière, dans un temps donné, avec un autre semblable. Celui qui parle c’est celui qui veut communiquer, qui veut donner, recevoir, échanger avec l’autre. Celui qui parle c’est celui qui a quelque chose à dire, qui veut faire passer un message (dialogue, art…). Parler c’est aussi se parler à soi-même, mais faut-il considérer son moi intérieur comme un autre ? Celui qui parle c’est aussi celui qui domine et manipule par la parole. Cette parole devient alors son objet, son outil. La persuasion et la rhétorique lui permet de prendre la parole et d’un même geste de prendre le pouvoir. Mais ce danger de la parole doit être anéanti par le pouvoir même de la parole qui fait de l’homme un sujet existant. En effet c’est en parlant que l’homme s’accomplit comme un être pensant, parlant, existant. C’est affirmer l’existence des choses, du monde et des autres par la parole qu’il peut devenir à son tour un étant. C’est aussi en écoutant la parole de son inconscient qu’il s’ouvrira vers une parole plus libre et c’est par cette nouvelle parole que le sujet est transformé en un être qu’il devait être, un être libéré. Celui qui parle c’est celui qui se sent un être-au-monde, un être-pour-autrui, un être-en-soi et pour-soi. Et d’un même geste celui qui parle c’est celui qui assoie son individualité, son unicité et se pose comme sujet existant ici et maintenant. Parler c’est affirmer un je toujours présent au sein de sa parole, c’est s’accomplir comme Etre. Celui qui parle c’est alors celui qui s’ouvre aux autres, au monde extérieur, et à lui-même. La parole fait du sujet parlant un être disponible et engagé. Celui qui parle c’est celui qui s’ouvre à la parole elle-même, qui est prêt à l’accueillir et à la proférer.